Le Nomade et la liberté

20150324_072212

Le droit de promenade. Les petits pays de l’Europe du Nord ont une tradition commune du droit de promenade. Vous pouvez vous promener n’importe où, même sur des terrains privés. Vous pouvez camper n’importe où dans la nature, même sur des terrains privés. Vous avez un devoir de discrétion et une obligation de respect des lieux, de ne pas laisser de trace, de surveiller vos feux. Bien sûr. Une vraie liberté implique une forme de responsabilité et une auto-régulation qui devraient être le propre d’adultes matures. Imaginez. Le droit découvrir des lieux, de marcher hors sentier, de vous laisser être sur votre chemin. Respecter la nature, ne pas la déranger, marcher doucement, prendre avec précaution, cueillir avec respect, comprendre le lien qui vous unit à cette terre et le privilège que vous avez de marcher son sol…

*

Je marche sur le chemin de mon voisin. Un chemin de bois privé, attenant à mon terrain et qui se rend, un kilomètre plus loin à un lac sauvage. Je cueille du millepertuis aujourd’hui. Comme hier. J’offre du tabac, je chante pour dire merci aux fleurs, je dois sûrement danser un petit peu. Je pince délicatement des boutons prêts à s’ouvrir et des fleurs ouvertes, en plein soleil. Je préviens chaque plant avant de prendre une fleur. Je dis merci. Je sais où sont les talles maintenant alors je passe de l’une à l’autre pour ne prendre qu’un petit peu à chaque fois. Les premières cueillettes sont déjà dans l’huile. Je suis en joie. La nature est tellement généreuse et il y en a plus qu’assez pour le macérât dont j’aurai besoin cette année. Je partage les fleurs avec les abeilles et les guêpes. Respect mutuel.

Un énorme camion vient du fond du terrain. Le genre de camion qui vaut presque ma maison. Un couple à bord. Je laisse de la place et ils s’arrêtent. Monsieur me dit qu’il est le frère du nouveau propriétaire, que c’est un terrain privé ici. Il veut savoir qui je suis et ce que je fais. Je suis la voisine. Je cueille des fleurs. Je montre mon petit panier: millepertuis, achillée et prunelle. Ah c’est vous qu’on a vu sur la caméra! Vous êtes très colorée. Je me souviens d’hier. Et de l’autre jour. Sûrement en robe d’été, en train de danser sur le sentier, de me pencher ou m’accroupir, de caresser les plants avant de prendre les fleurs. Est-ce qu’il y a du son sur cette caméra nouvellement installée? Si oui, on m’a entendu chanter. Chanter comme on chante quand personne ne regarde. Librement, avec abandon, sans essayer de bien le faire. Est-ce que j’ai fais pipi sur le chemin ? Je ne me souviens plus. Ça aurait pu arriver. Personne ne les cueille, ces fleurs. Je ne fais de mal à personne. Et peut-être, qui sait, que ça pourrait lui être utile un onguent de millepertuis ou une teinture de prunelle. Cette prunelle qui a un effet thérapeutique notable sur une certaine maladie qui fait peur en ce moment. Maintenant il y a une caméra; un voisin qui a payé très très cher son droit à ce chemin jusqu’au lac sauvage.

Le lendemain, j’entends le coupe-bordure qui rase les deux fossés. L’année prochaine je devrais trouver un autre chemin. Je ne sais pas comment demander pardon aux fleurs.

*

Elle est toute excitée, à l’entrée d’une terrasse qui m’est interdite. C’est la première fois que je l’utilise dit-elle. Elle parle haut et fort , fière d’exhiber son QR code et de bien montrer son privilège fraîchement acquis. Elle a librement consentie à recevoir un produit médical expérimental en échange du droit à consommer certaines choses et à fréquenter certains lieux. Sa décision était peut-être même sanitaire. Mais pas que. Sa compliance la met maintenant dans un camp. Un camp de bons citoyens qui obéissent à leur gouvernement sans trop se poser de question. C’est la bonne chose à faire. Et puis elle le fait aussi pour les autres.

Elle a oublié. Ou on ne le lui a pas appris. Ou elle est convaincue que l’Histoire ce n’est pas ce qu’elle vit en ce moment. Elle est raisonnable et sensée. Elle acquiesce à une évidence qu’on lui a bien présentée. Et s’il faut forcer la main de quelques uns et bien tant pis. Ils ont juste à se conformer. Tant pis pour ceux et celles qui ne peuvent pas se faire injecter la chose. C’est probablement de leur faute si ça continue d’aller mal. Elle est libre maintenant et elle a payé cher son droit au restaurant. Mais elle ne le sait pas.

Elle ne sait pas que ça commence toujours avec de bonnes intentions. Que ça s’habille de la parure de la sécurité, de la logique ou de la science, ou pire encore, du bien commun. Sans qu’on puisse jamais savoir de qui on parle, car qui est Le Bien Commun? Sait-elle seulement que les instruments de son gynécologue ont été développé sur des esclaves noires dont on affirmait qu’elle ne ressentait pas vraiment la douleur quand on les ouvrait à vif pour tester les dites choses? Lui a-t-on raconté qu’à une époque, la largeur du front était supposée démontrer la grandeur de l’intelligence? (on séparait les enfants en début de parcours scolaire en fonction de la largeur du front entre les intelligents et les autres. Oui, ici , au Québec il n’y a pas si longtemps puisque j’ai pu en recueillir des témoignages…) Se rappelle-t-elle que c’est une certaine fièvre typhoïde qui a servit à mettre les juifs au ban de la société allemande?

Il y aurait tant d’histoires à raconter sur comment le pouvoir justifie ce qu’il veut faire. Sur comment la liberté nous glisse si gentiment entre les doigts qu’on s’en rend à peine compte. Ça ne fait même pas mal, on la sent à peine la piqûre. C’est même excitant. Et en plus on est des bons citoyens, nous. Heille, mon QR code! Enfin! Je vais peut-être même gagner à la loterie! J’ai retrouvé ma liberté! Je peux faire ce qu’on m’autorise à faire! On es-tu une société inclusive et moderne nous autres!

*

Bon. Je crois que je vais continuer à marcher comme une nomade. Il faut bien que quelqu’un.e d’entre nous le fasse. À contre-courant. En dérangeant les sédentaires qui me jugent. En refusant l’apartheid sanitaire, ou autre. En me rappelant que je suis une fille de cette terre, de cette nature diversifiée et abondante que je partage avec des millions de millions d’êtres de toute sorte. Et que nous avons toutes et tous le droit de promenade. Nous avons le droit de choisir comment nous marchons ce chemin de vie qui nous mène vers la mort, même avec des caméras qui regardent.

Et surtout, en tenant mes doigts assez fermés, dans des mains qui restent tendres, pour ne pas perdre ce qu’il me reste de liberté.